Le Football Français Ébranlé par une Culture Toxique au Sein de sa Fédération
De l’extérieur, la Fédération Française de Football (FFF) est une référence absolue dans ce sport depuis deux ans: son équipe masculine a remporté la Coupe du Monde de 2018 en Russie et a accueilli un an plus tard le championnat féminin le plus suivi de l’histoire.
Mais au sein de la fédération, selon des responsables actuels et passés, cette aura chatoyante cache un mécontentement croissant et notamment des accusations de comportements inappropriés à l’égard du personnel féminin, de harcèlement de la part de la directrice générale de l’organisation, et l’existence d’une culture toxique entretenue par des hommes qui emploieraient systématiquement un langage ouvertement sexiste et feraient des remarques suggestives à leurs collègues féminines.
En fait, les choses se sont à tel point envenimées qu’au siège de la fédération à Paris, Noël Le Graët, son président depuis près de dix ans, a fait venir un consultant extérieur expert en résolution de conflits en entreprise pour les tirer de la tourmente.
“Depuis plusieurs mois maintenant je suis alerté sur des dysfonctionnements et des relations de travail tendues au sein de l’équipe de direction”, a écrit M. Le Graët le mois dernier dans un e-mail destiné à des cadres supérieurs et consulté par le New York Times. “Je ne souhaite pas voir cette situation perdurer plus longtemps. Elle est préjudiciable au bon foncionnement de notre organisation ainsi qu’aux bonnes conditions de travail de toutes et de tous”.
Le différend représente une sérieuse menace pour la mission de l’organisation, selon plusieurs cadres de la fédération, non seulement parce qu’il soulève des problèmes relatifs à l’environnement de travail, mais aussi parce que le départ de hauts responsables, pourrait, avec le temps, affecter les performances des équipes de France, qui sont parmi les plus fortes du monde. L’équipe de France féminine fait face à sa propre révolte en interne : certaines de ses meilleures joueuses sont en conflit avec leur coach, l’une d’entre elles ayant même déclaré qu’elle ne participerait plus part aux matchs tant que la coach ne quitterait pas son poste.
Interrogés par The New York Times à distance du terrain, plus d’une demi-douzaine d’employés passés et actuels de la FFF ont décrit un environnement de travail où le langage grossier, les abus psychologiques et le stress étaient monnaie courante, et où la consommation d’alcool générait des attitudes déplacées comme par exemple l’irruption d’employés masculins dans la chambre d’une collègue sans sa permission.
Cette crise interne tranche avec les succès afichés par les équipes de France — la victoire de l’équipe masculine à la Coupe du Monde de 2018, les programmes d’accompagnement nationaux destinés à la jeunesse et le classement de l’équipe féminine à la troisième place mondiale, juste derrière les Etats-Unis et l’Allemagne.
C’est un “triste paradoxe”, dit un responsable: tant d’éléments positifs cachent “deux années de maladie”.
“C’est une comédie minable”, résume-t-il.
La FFF emploie près de 300 personnes réparties sur deux sites principaux : le siège, à Paris, et un centre d’entraînement national, à Clairefontaine-en-Yvelines, à plus de 50 kilomètres au sud-ouest de la ville. Dotée d’un budget annuel d’environ 300 millions de dollars, elle encadre toute la pratique professionnelle et amateure de football en France, soit plus de 2,1 millions de joueurs amateurs licenciés et environ 1 500 professionnels. La fédération dirige également l’un des meilleurs systèmes de production de talents au monde, sur 25 sites à travers le pays dont huit entièrement dédiés aux femmes.
Selon des sources internes, la priorité de M. Le Graët a été de réparer les relations qui se détérioraient entre les membres de son équipe de direction. En septembre, plus d’un an après les plaintes visant les méthodes de management de Florence Hardouin, directrice générale de l’organisation, il a envoyé un e-mail aux directeurs de la fédération pour les informer qu’il avait engagé Eric Moliere, un expert des lieux de travail, dont l’entreprise Plein Sens se spécialise dans la résolution de conflits professionnels.
M. Le Graët, qui siège également au conseil de la FIFA, l’instance qui régit le football mondial, a promis d’agir selon les conclusions du rapport que prépare M. Moliere. Mais plus d’un an après avoir reçu une lettre signée par plus d’une douzaine de responsables y exprimant leur perte de confiance dans leur direction, il a pris très peu de mesures significatives pour résoudre le problème, d’après les responsables interrogés.
Lors d’une réunion en 2019, M. Le Graët s’est borné à inciter ses collaborateurs à mieux travailler ensemble, disent des employés présents à l’occasion. Mme Hardouin aurait entendu les plaintes, émis elle-même des critiques, mais promis aussi de faire un effort pour améliorer la situation, d’après des personnes au courant de la situation.
Elle avait du pain sur la planche.
”Il est regrettable”, peut-on lire dans la lettre envoyée à M. Le Graët l’année dernière, “que le cadre de travail se soit autant dégradé en raison d’un management qui nuit au fonctionnement de la Fédération et au bon accomplissement de ses missions de base”.
L’ambiance a empiré l’été dernier: de nouvelles missives ont été adressées à M. Le Graët, racontent plusieurs employés. Dans une de ces lettres, que le New York Times a pu consulter, un cadre explique que sa santé mentale est tellement affectée qu’il ne se sent plus capable de mener son travail à bien. D’autres représentants se sont plaints d’un harcèlement psychologique similaire de la part de collègues.
En dépit de ces problèmes, M. Le Graët assure que les choses ne sont pas aussi graves que certains cadres le prétendent.
“Il n’y a pas de ‘guerre civile’ à la FFF”, répond-il par e-mail à des questions transmises via le porte-parole de la fédération. “C’est faux, absurde, du fake news”. Mme Hardouin, comme d’autres membres de ses équipes, a tout son soutien, ajoute-t-il.
Pour Mme Hardouin, qui est parmi les rares femmes hauts responsables dans le football mondial, ces escarmouches sont d’ordre personnel. Répondant par e-mail à nos questions, elle explique être au courant de l’accumulation des plaintes addressées à M. Le Graët. C’est ce dernier, son supérieur, qui l’a promue de directrice de la division marketing à la tête de la fédération en 2012.
Mais Mme Hardouin assure ne pas se sentir visée personnellement, et qu’il est sain pour l’organisation de travailler avec un expert extérieur pour faire face à ses problèmes.
“Cela permet d’avancer et d’être encore meilleurs”, affirme-t-elle.
Le consultant, M. Moliere, a passé des heures à sonder les hauts responsables de la F.F.F., selon certaines des personnes qu’il a interrogées.
Des cadres de la fédération estiment qu’une partie du problème — et peut-être certaines sources de conflits internes — est dû à un management pléthorique, avec 17 directeurs se livrant une constante lutte de pouvoir. (Ces manoeuvres internes s’intensifient sans doute à l’approche d’une date particulière: en mars prochain, M. Le Graët, 78 ans, remet son mandat en jeu.) Mais plusieurs personnes interviewées estiment aussi que le problème reflète une culture qui, dans certains cas, a fermé les yeux sur des comportements qui, particulièrement pour les plus jeunes, les mettent mal à l’aise.
Après la Coupe du Monde de 2018, par exemple, la fédération a mis en garde son directeur des finances Marc Varin après qu’une employée a déposé une plainte l’accusant de comportement inapproprié à son égard lors d’une fête à Moscou.
Une enquête de police puis une enquête interne ont blanchi M. Varin des accusations de harcèlement sexuel. Il s’est vu cependant de nouveau remettre en garde pour le langage dont il a usé avec des collègues aussi bien féminins que masculins — ainsi qu’à sa consommation d’alcool — lors d’une fête de Noël l’année dernière, selon la fédération.
Un autre épisode frustrant pour certaines femmes employées s’est déroulé quelques années plus tôt. Après une soirée bien arrosée lors d’un séminaire d’encadrants à Clairefontaine, au moins deux cadres supérieurs brandissant une bouteille de champagne sont entrés dans la chambre d’une collègue, tard dans la nuit, sans qu’elle les y ait invités. La fédération assure n’avoir reçu aucune plainte au sujet de cet incident, dont les détails ont été fournis par trois personnes au fait des évènements de la soirée.
Mais des employées ont relaté au New York Times que l’usage d’expressions sexuellement suggestives par des hommes travaillant pour la fédération sont monnaie courante et qu’elles sont aussi la cible de commentaires sexistes sur leur apparence.
La FFF nie tout problème de la sorte, et souligne que 45% de ses employés sont des femmes.
Malgré tout, l’inquiétude croissante au sujet de la conduite du personnel de la fédération a entraîné des changements après l’incident de la Coupe du Monde en Russie. Certains membres du staff sont désormais interdits d’alcool aux fêtes organisées dans les propriétés de la fédération, et les employés doivent, depuis début 2020, suivre une formation contre le harcèlement. Mais le processus a été ralenti par l’épidémie de coronavirus; à ce stade seule la moitié des cadres supérieurs, a pu terminer cette formation.
Pendant ce temps, la communication entre les hauts dirigeants de la fédération s’est désagrégée. Alors que la FFF subit, comme d’autres organisations sportives, les lourdes conséquences financières de la pandémie, le conseil d’administration ne s’est pas réuni depuis quatre mois. Des factions se sont formées, soutenant ou désavouant Mme Hardouin, la directrice générale, et certains ont engagé des avocats en amont de potentielles négociations de départ.
Tout comme il y a un an, M. Le Graët tente aujourd’hui de rassurer les employés que ces problèmes sont surmontables. Mais les tensions atteignent désormais aussi les employés les plus jeunes. Un cadre parle d’une atmosphère de “zombie” au sein de l’organisation.
Pour l’heure, tous attendent les conclusions du rapport de M. Moliere, dont ils espèrent qu’il mènera à de profonds changements. Une incapacité à se réformer, disent certains, toucherait la fédération là où elle compte le plus: sur le terrain.
“Nous sommes le produit de plusieurs années de travail et le désordre d’aujourd’hui, on le verra dans les stades d’ici quatre ou cinq ans”, explique un cadre supérieur de la fédération qui a requis l’anonymat au vu des enjeux de cette lutte au coeur de la direction.
“À mon avis, il ne faut épargner personne, ni les factions, ni Florence, ni le président,” ajoute-t-il. “Je pense vraiment qu’ils ne se soucient pas de football, ils ne pensent qu’à eux-mêmes. On a besoin d’un nouveau départ”.